PROGRAMME DE REVISIONS DU CAPES DE LETTRES
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PROGRAMME DE REVISIONS DU CAPES DE LETTRES

Le journal de bord du candidat au capes de Lettres modernes
 
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Lisette
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Lisette


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MessageSujet: 2005 rapport   2005 rapport Icon_minitimeSam 15 Oct - 16:49

COMPOSITION FRANCAISE

Rapport présenté par Bruno BLANCKEMAN


I Remarques générales sur les copies
I 1 Ce qu’indiquent les éléments statistiques
Ils confortent une idée reçue et en démentent une autre. Idée confortée: l’épreuve de composition française est une épreuve discriminatoire non seulement en raison du coefficient qui lui est affecté (5), mais aussi de ses exigences propres en tant qu’exercice de réflexion, de connaissances et de méthode.
Si la moyenne des 3878 candidats présents est de 07,59/20, celle des admissibles s’élève à 09,16/20.
Idée démentie: l’épreuve de composition française est intraitable - à tous les sens de l’adjectif. La moyenne tout à fait honorable des admissibles montre qu’il n’en est rien: d’une part, un nombre rassurant de candidats possèdent les qualités requises pour mener à bien les différentes contraintes de l’exercice; d’autre part, les modalités d’évaluation de l’épreuve elle-même s’adaptent: l’ère du soupçon systématique le cède, ici comme ailleurs, à celui de l’appréciation critique, et la note attribuée par le jury après double correction, concertation des deux correcteurs, harmonisation et délibération collectives, favorise les critères positifs (apports de la réflexion, temps forts de l’argumentaire, maîtrise du savoir dont la copie fait acte) plutôt que les critères négatifs (limites, lacunes, flottements).
Ce constat devrait suffire à rassurer celles et ceux qui entretiennent quelque vision fantasmatique d’une épreuve parfois hâtivement crainte, sinon ouvertement condamnée, en raison de son supposé académisme. Il n’en reste pas moins que, dans la cadre d’un concours d’enseignement à effet immédiat (un professeur face à des élèves deux mois après sa réussite), un certain nombre d’erreurs demeurent sanctionnées pour certaines, éliminatoires pour d’autres. On aimerait y revenir dans ce rapport en présentant un corrigé détaillé du sujet de composition française proposé lors de cette session, non sans avoir au préalable rappelé un certain nombre d’exigences requises par l’épreuve. Ce rappel sera d’autant
plus synthétique qu’il renvoie d’emblée aux précédents rapports de la même épreuve, entre autres ceux élaborés en 2004 par Alain Tissut, en 2002 par Jean Ehrsam, en 1997 par Paul Raucy.

I 2 Approche du sujet
L’autobiographie était un sujet général attendu depuis plusieurs d’années, et rares furent les candidats à ne pas avoir travaillé la question. Dans ces conditions, les copies valorisées furent celles qui adaptèrent leurs connaissances au traitement spécifique du sujet et privilégièrent, à côté de la récitation de cours, l’usage réfléchi et raisonné de leur savoir. Une personnalisation avisée des connaissances littéraires et critiques, effectuée en situation d’étude de la citation, est la condition qui prévaut à toute composition.
On en mentionnera ici, à titre de rappel, les quatre opérations majeures, à comprendre non pas comme les obligations successives d’une méthode étroite, mais comme les axes généraux d’une démarche réfléchie, qui trouvera sa propre application dans le corrigé:

I 2 1 la problématisation de l’énoncé:
Toute citation appelle un questionnement, et les copies les plus stimulantes furent aussi celles qui surent ramener cet extrait du Journal du voleur à quelque ordre d’interrogation synthétique, se définissant ainsi une entrée en matière féconde. On retiendra, parmi les interrogations fréquemment dégagées de la citation, trois perspectives dominantes, quelle qu’en soit la formulation: comment s’inscrit-elle dans une dynamique autobiographique tout en réfutant certains usages, à définir, du genre autobiographique? quel « pacte » propose-t-elle, avant la lettre? comment remet-elle en question les approches formalistes de l’autobiographie en s’ouvrant potentiellement à d’autres disciplines culturelles (esthétique, psychanalyse)? On rappellera enfin que les glissements de terrain sont déconseillés dans l’approche de la problématique, quand bien même ils s’effectuent au profit de considérations théoriques
d’intérêt. Ainsi l’esthétique de la réception et la fonction créatrice du lecteur ne constituent pas des passages obligés, à emprunter quel que soit le sujet : ils peuvent aussi conduire à se fourvoyer, comme ce fut le cas cette année pour un certain nombre de copies.

I 2 2 l’analyse des termes qui composent l’énoncé: les notions principales de la citation doivent être justifiées par une étudie minutieuse qui les motive et les intègre dans un raisonnement d’ensemble. Les copies les plus pertinentes se sont ainsi attachées à comprendre des expressions dont le sens n’est pas à l’avance garanti, ne relève pas de l’évidence, mais d’une pensée et d’une position d’auteur à élucider afin de pouvoir la cautionner ou la contester, en saisir la singularité ou la rattacher à quelque tradition influente: « oeuvre d’art », « matière prétexte », “renseigner”, « présent fixé à l’aide du passé »,
« interprétation que j’en tire ». Ces mêmes copies se sont par ailleurs montrées sensibles aux effets de symétrie et d’antithèse par lesquels Genet ordonne de façon spécifique, et peut-être systématise de façon artificielle, sa pensée: “qui je fus”/“qui je suis”, “présent”/passé”, “faits”/“interprétation”. L’attention ainsi prêtée au détail de la citation ne relève pas de la prudence oratoire ou de la collecte procédurière, mais de la volonté de saisir dans ses inflexions textuelles sensibles la pensée d’un autre et d’échanger avec lui: autant de qualités requises pour qui entend mener en professionnel un double dialogue
complémentaire, avec les élèves auxquels il s’adresse, avec les auteurs dont il transmet l’oeuvre.

I 2 3 l’illustration de la réflexion: le rôle des exemples est capital à chaque étape de la composition française: outre leur fonction illustrative, argumentative ou critique, ils témoignent, en situation de concours, d’une nécessaire expérience de lecteur. Cette expérience se doit d’être active.

De nombreuses copies ont emprunté ces références à un corpus canonique (Rousseau, Chateaubriand, Stendhal, Gide, Sartre, Sarraute), ce qui constitue, somme toute, le minimum attendu de la part de futurs enseignants de Lettres. On regrette toutefois que beucoup d’entre elles se limitent à un traitement de seconde main de ces oeuvres, délivrant une doxa critique souvent mal adaptée aux nuances de la citation, et méconnaissent par ailleurs un champ littéraire des plus vastes en s’en tenant à ses seuls repères scolastiques. En ce domaine comme en d’autres, une culture vivante est aussi une culture de l’implication éclectique. On se méfiera enfin des références mal venues, qu’elles coïncident difficilement avec le sujet et la problématique - Le Journal d’Anne Frank -, qu’elles relèvent de pratiques déplacées si elles ne supportent pas une réflexion d’ordre sociologique sur le succès médiatique d’un genre (mémoires d’Aimé Jacquet, souvenirs d’enfance de Loana) ou qu’elle révèlent des connaissances approximatives en matière d’histoire littéraire (ainsi de cette copie affirmant sans broncher que Marcel Proust écrivit ses oeuvres dans une chambre d’hôpital).

I 2 4 la conceptualisation de l’étude: le jury a tout particulièrement gratifié les copies qui ont su aussi, depuis un effort d’analyse minutieux et un travail de référenciation littéraire varié, témoigner d’une authentique capacité d’abstraction. Prendre et de la hauteur et de la distance par rapport à une citation solidement circonscrite, c’est, comme quelques candidats s’y sont risqués, s’adonner à l’art, d’autant plus jubilatoire que contrôlé, de la spéculation: interroger, par exemple, la littérarité de l’écriture autobiographique et ses différents degrés d’appréhension; la relation nouée entre les phénomènes de création narrative et les mécanismes de la construction de soi; la tension résolue ou maintenue entre récit expérimental et oeuvre littéraire. Plus les candidats disposent, à cet égard, de références théoriques - les travaux de Philippe Lejeune constituant en la matière une attente minimale, mais insuffisante au regard de la richese intrinsèque du champ étudié -, mieux ils se montrent aptes à dominer eux-mêmes et l’esprit et la démarche de la composition française.

II Éléments de présentation

II 1 1 Jean Genet publie Journal du voleur en 1949. Dans la citation qui en est extraite, il expose un projet d’ordre autobiographique tout en désavouant une certaine pratique autobiographique. S’il tente de s’en démarquer, Genet contribue toutefois à la définir : il s’agira d’identifier le modèle visé et l’alternative proposée en s’appuyant sur de multiples cas d’écritures autobiographiques3. On rapprochera la citation de deux autres passages du même ouvrage :
« (…)que ma vie doit être légende c’est-à-dire lisible et sa lecture donner naissance à quelque
émotion nouvelle que je nomme poésie. Je ne suis plus rien, qu’un prétexte. » (page 133)
« Ce qui, m’étant un enseignement, me guidera, ce n’est pas ce que j’ai vécu mais le ton sur lequel je le rapporte. Non les anecdotes mais l’oeuvre d’art. Non ma vie mais son interprétation. C’est ce que m’offre le langage pour l’évoquer, pour parler d’elle, la traduire. Réussir ma légende. » (page 233)

II 1 2 Le titre de l’oeuvre est à l’image de ce jeu.

Il inclut un double effet de trompe-l’oeil :
-la référence au journal, d’une part : elle constitue un faux (on retrouve ce « faux frère » dans la citation). Le livre n’obéit pas à une logique diariste, mais forme un mixte de narration et de
commentaires rétrospectivement effectués par l’écrivain. Celui-ci évoque son passé de marginal dans l’Europe des années 1937-1938 en estompant toute référence biographique précise (chronologie, 3 Le texte de Genet introduit un tiret entre le « je suis » et « devenu » (fin de citation). Il a été décidé de supprimer le tiret afin d’éviter, dans la perspective de l’épreuve, d’éventuelles considérations annexes. psychologie, événementialité).
-la proximité avec le genre romanesque, d’autre part : l’un de ses subterfuges est d’assimiler à des fins de fiction des catégories génériques étrangères (cf. Journal d’une femme de chambre de Mirbeau) ; par ailleurs, le titre affiche sa volonté de figurer un personnage-type (le voleur) plutôt qu’une personne singulière (un voleur) qui lui confère d’emblée une dimension légendaire.
De l’écriture de soi comme postulation nécessaire, de l’autobiographie comme genre impossible…la citation développe un pacte autobiographique avant la lettre, dans lequel le déni d’une pratique fonctionne comme sa marque d’appropriation.

II 2 Éléments de contextualisation

II 2 1 La position culturelle de l’autobiographie - sa reconnaissance, son statut - ne cesse de fluctuer.

Sa qualité de prose non fictionnelle semble la vouer à un statut littéraire conditionnel (cf. Gérard Genette, Fiction et diction, Seuil, 1982) : la définition de certaines pratiques comme littéraires ne va pas de droit, mais varie d’une époque à l’autre. Cet état de fait peut expliquer en partie l’attitude de Genet, qui réfute les principes de l’autobiographie au nom de la valeur artistique du livre qu’il compose: il s’agit d’assurer la littérarité de son oeuvre, à l’encontre d’une opinion qui rejette volontiers les récits de soi hors de la sphère littéraire (et, pour ce qui le concerne, d’assurer son entrée en littérature par la grande porte - l’art - depuis la petite - la prison). Il y aurait quelque analogie entre l’histoire de l’écrivain et celle de l’écriture autobiographique en quête, l’un et l’autre, de reconnaissance : comment passer de la marge au centre, sinon en revendiquant une appartenance au monde de l’art littéraire?

II 2 2 Pour comprendre ces enjeux, quelques rappels :

II 2 2 1

Le genre autobiographique se développe, et le mot “autobiographie” se diffuse, depuis le début du XIXeme siècle dans les principales langues et littératures européennes, ce qui correspond à l’apparition d’une première vague de récits suscités par le succès des Confessions de Rousseau. Si Rousseau affirme le caractère unique de sa tentative, il n’en revendique pas moins des modèles littéraires antérieurs, par delà même les pratiques culturelles, religieuses ou sociales dont il s’inspire: hormis Saint-Augustin, Jérôme Cardin (il compose une histoire de sa vie en 1575) et Montaigne (cf. début du manuscrit de Neuchâtel, 1764). Dans son ouvrage critique L’Autobiographie (P.U.F., 1979), Georges May situe le projet rousseauiste par rapport à plusieurs tentatives qui, à l’échelle européenne, semblent l’anticiper (Benvenuto Cellini, 1560; John Bunyan, 1666). Sans aller jusqu’à affirmer que “selon l’idée que l’on se fait de l’autobiographie, on soit libre d’en placer l’origine à peu près n’importe quand : au IVeme siècle avec Saint-Augustin, au XIIeme avec Abélard, au XIVeme avec l’empereur Charles IV, au XVIIeme avec Bunyan ou au XVIIIeme avec Rousseau » (Georg Misch, Geschichte der Autobiographie, 6 volumes (1907-1967)”, force est de constater que Rousseau n’invente pas ce type d’écriture, mais rend possible une “prise de conscience collective de l’existence littéraire de l’autobiographie” (Georges May, op. cit., page 21). Il ouvre ainsi un nouvel espace de représentation et d’expression de soi.

II 2 2 2 Les écritures autobiographiques sont alors l’objet d’un double désaveu:
-celui hérité d’une tradition philosophique et littéraire classique qui, depuis Descartes, exalte la
conscience de soi au prix de l’occultation de toute référence biographique, psychologique, historique, anecdotique à la personne réelle. Dans la citation, l’idée d’une vie passée ramenée à quelque prétexte remanié artistiquement ne semble pas étrangère à cette tradition, quand bien même on y repère aussi un certain dandysme. Si le moi ne semble pas haïssable à Genet, c’est au nom de sa puissance de métamorphose littéraire et d’une capacité à s’abstraire, par l’écriture, des réalités de l’expérience vécue.
-celui de la critique moderne, qui stigmatise, dès la fin du XIXeme siècle, les récits autobiographiques, l’entrée dans l’ère de l’universel reportage et de l’ “irrésistible décadence qui ferait tomber l’être humain du rôle de Prométhée à celui de Narcisse” (Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Armand Colin, 1997, page 20). L’autobiographie, obéissant à une logique référentielle, exclurait des préoccupations d’ordre esthétique qui appelleraient davantage un phénomène de transposition lyrique - poésie de l’intime - ou fictionnel - roman autobiographique. De fait, Jean Genet écrivain emprunte dans Journal du voleur à l’un et l’autre de ces modèles. De fait, la citation hésite entre le statut d’une langue, et d’une pratique autobiographique, qui seraient référentielles (le texte comme lieu d’une fixation de soi, l’écriture qui renseigne) et autoréférentielles (le verbe en dérive du passé, l’écriture artistique).

II 2 2 3 Cette situation dure jusqu’au début des années 1970. On note alors la conjonction de deux phénomènes qui, à bien des égards, inversent une échelle des valeurs ayant longtemps joué en la défaveur du genre:
-une multiplication des récits autobiographiques, correspondant à un certain “affolement” des goûts en la matière, encore perceptible aujourd’hui;
-la constitution de l’autobiographie comme genre théoriquement systématisé autour de travaux poéticiens et narratologiques (Philippe Lejeune, dans ses ouvrages des années 1972 à 1986).

II 2 3 Si le développement du genre autobiographique a ainsi précédé de deux siècles sa théorisation systématique, des réflexions critiques métatextuelles, portant sur des écritures autobiographiques en situation, l’ont accompagné dès ses origines, entre autres chez Rousseau (Confessions), Gide (Si le grain ne meurt), Leiris (L’Âge d’homme).
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MessageSujet: Re: 2005 rapport   2005 rapport Icon_minitimeSam 15 Oct - 17:19

"Avec des mots si j'essaie de recomposer mon attitude d'alors, le lecteur ne sera pas dupe plus que moi. Nous savons que notre langage est incapable de rappeler même le reflet de ces états défunts, étrangers. Il en serait de même pour tout ce journal s'il devait être la notation de qui je fus. Je préciserai donc qu'il doit renseigner sur qui je suis, aujourd'hui que je l'écris. Il n'est pas une recherche du temps passé, mais une œuvre d'art dont la matière-prétexte est ma vie
d'autrefois. Il sera un présent fixé à l'aide du passé, non l'inverse. Qu'on sache donc que les faits furent ce que je les dis, mais l'interprétation que j'en tire c'est ce que je suis devenu. »

Jean GENET, Journal du voleur (1949) [Gallimard, coll. Folio, 1982, pp. 79-80]
En vous appuyant sur des exemples précis, vous analyserez et discuterez
ces réflexions sur l'écriture autobiographique.

III Proposition de corrigé

INTRODUCTION
L’extrait proposé de Journal du voleur constitue un discours d’escorte qui tend à motiver l’oeuvre dans laquelle il s’inscrit. Jean Genet expose un projet littéraire dans le temps même où il le réalise. Cette caractéristique spéculaire - dans un texte qui se reflète en situation
d’écriture, un sujet appréhende des images signifiantes de lui-même - permet d’identifier la dimension autobiographique du projet en question, quand bien même l’auteur semble en réfuter le principe.
Un tel commentaire correspond à un usage fréquent dans la pratique de l’autobiographie. D’un auteur à l’autre, les présupposés en varient mais les effets convergent : légitimer un texte qui interroge sa démarche littéraire au nom de sa fiabilité éthique, en recharger la créance aupr ès d’un lecteur tenu à la fois pour juge et témoin.
Il conviendra donc de montrer comment certains postulats du genre sont considérés comme artificiels par Jean Genet: le rapport au temps vécu,la médiation par une langue supposée référentielle, la figure d’un lecteur consentant. On tentera alors d’identifier, au regard même des usages du genre, l’alternative proposée: un récit qui se lirait comme une esthétique de soi ; de préciser la posture ambiguë qu’elle recoupe : oeuvre artistique et texte expérimental de soi ; d’en commenter les incertitudes en matière d’écriture et de vérité. Si le propos de Genet
attire ainsi l’attention sur les apories d’une pratique
-l’autobiographie comme “intergenre” plutôt que genre rhétoriquement
constituable
–, il semble aussi en annoncer une autre : l’autofiction.
Par là même, il permet de définir l’écriture de soi en insistant sur son statut résolument liminaire. Entre une intention esthétique revendiquée et une effectivité existentielle immédiate,
l’autobiographie, tout à la fois oeuvre et pratique, relèverait d’une position intenable dont elle joue pour tenter de se légitimer littérairement.

I S’il inscrit son projet dans le cadre d’une littérature de soi, Jean Genet entend pourtant se
démarquer de certains récits autobiographiques qu’il condamne au nom d’une triple illusion:
biographique, référentielle, contractuelle. L’écrivain attire ainsi l’attention sur les mécanismes
d’un genre dont les différentes instances sont visées: sa préfiguration (l’expérience vécue en
amont de l’oeuvre comme objet référentiel contraint), sa production (l’oeuvre elle-même
comme lieu d’une restitution mimétique du passé), sa réception (la lecture comme illusion
consentie, ou croyance en la véridicité du récit).

I 1 Une illusion biographique

I 1 1
La reconstitution du passé par simulation constitue l’élément premier d’une illusion biographique suscitée par bon nombre de récits et contestée par Genet. Le souvenir écrit représente une version apocryphe de la situation réellement vécue: des images mentales, des substrats psychiques, des équivalents symboliques tiennent lieu de seules séquences de vie - avec ce que cela suppose d’altération. Cette altération du passé renvoie aux déterminations de la personnalité présente (“ce que je suis devenu”) qui forme ainsi le véritable enjeu
de l’écriture. Si la pensée de Genet s’inscrit en rupture apparente avec une tradition autobiographique qui adhère à sa propre démarche chronologique, elle ne s’en situe pas moins dans la continuité du modèle hérité de Rousseau. Dans Les Rêveries du promeneur solitaire
(quatrième promenade), Rousseau insiste sur le défaut de mémoire qui l’a amené, dans Les Confessions, à combler les lacunes du souvenir par l’imagination. L’activité de reconstruction prime en ce sens l’objet-référent premier: la personnalité présente affleure dans l’acte
qui consiste à retoucher, mais aussi sélectionner et agencer, les scènes du passé, ce dont témoigne amplement Les Confessions.

I 1 2
Le récit autobiographique applique en effet une double opération sélective : l’une, d’ordre figuratif - représenter un souvenir plutôt qu’un autre - ; l’autre, configuratif – enchaîner les événements selon un ordre rétrospectif qui ne correspond pas à leur expérience réelle,
plus complexe. Comme Genet le suggère, c’est moins le fait vécu qui importe que le processus de la mémoire et la dynamique psychique qu’il enclenche. On renverra sur ce point aux analyses de Jacques et Eliane Lecarme: « Montrée avec ostentation, ou gommée jusqu’à l’extrême
ellipse, la remémoration (qui tend à la rémanence) est bien l’acte essentiel à l’autobiographie. Pourtant nous ne connaissons cet acte que par le travail de l’écriture, qui devient la remémoration active d’une remémoration rêveuse » (op.cit. , page 28). La “recherche du temps passé” ne constitue donc pas en soi la fin du récit. Le rôle des événements vécus demeure en quelque sorte fonctionnel. Ils agissent sur le présent, à un double niveau :
-celui de leur expérience éprouvée: par delà la chronologie d’une existence, Rousseau reconstitue ainsi, dans Les Confessions, une logique des origines (le passé comme causalité première agissant à distance sur la personnalité présente). On expliquera de la sorte l’importance des récits d’enfance dans la littérature autobiographique.
-celui de leur remémoration en acte: indépendamment de toute chronologie, le surgissement mental des souvenirs relève d’un phénomène parfois proche de la catharsis (lever les censures de la mémoire, faire atteindre aux souvenirs un égal degré de conscience, déclencher un
travail d’autoconnaissance appliqué). L’Amant de Marguerite Duras constitue en ce sens un exemple de récit autobiographique libre de toute illusion biographique. “L’histoire de ma vie n’existe pas”: en posant d’emblée l’irréductibilité du passé à toute mise en ordre linéaire, l’écrivain place au centre du texte l’activité de remémoration. Les événements vécus sont exposés dans l’absence de chronologie, sur un mode prismatique, investis d’une charge émotive propre à leur seule énonciation et confrontés à des fins d’élucidation (faire pression sur la personnalité intime, la contraindre à l’expression).


I 2 Une illusion référentielle

I 2 1
Il est, dans le propos de Genet, comme un écho mallarméen appliqué à l’écriture autobiographique.
La langue échoue à saisir le passé vécu, elle n’en est jamais que le signe. Seul compte alors l’acte de la profération verbale (“les faits furent ce que je les dis”) qui n’exige pas de confirmation narrative (un jeu de simulation mimétique). À partir du moment où se trouve
condamné le choix d’une représentation psycho-réaliste du passé, la question des formes substitutives de l’écriture de soi est posée. Pour rendre compte du fonctionnement dynamique de la mémoire, certains autobiographes engagent ainsi un rapport non référentiel à la langue et
non chronologique au récit (Louis-René des Forêts, Ostinato). D’autres diffèrent l’effet mimétique, le font porter sur la mémoire en train de fonctionner, non sur les expériences vécues, et entremêlent à cet effet différentes lignes temporelles (André Malraux,Antimémoires).
D’une part, l’écriture autobiographique ne peut coïncider qu’avec un objet intime contemporain (“qui je suis”); d’autre part, l’idée de contemporanéité est elle-même présentée comme syncrétique (“du présent fixé à l’aide du passé”). Apprendre à se connaître, c’est donc
rechercher en soi les traces du passé en privilégiant leur évolution psychique et parier pour y parvenir sur les dynamiques poétiques de la langue et fictionnelles de l’écriture.


I 2 2
Cette approche esthétique ne se dissocie pas d’une interrogation métaphysique légère. La citation pointe l’ambivalence de tout récit autobiographique animé par des pulsions de vie (composer une existence en cours) et de mort (se confronter à la décomposition de cette vie).
Les deux premières phrases de la citation le confirment: à l’éventuelle recomposition de soi au passé s’oppose l’évidence redondante d’une décomposition (“notre langage est incapable de rappeler même le reflet de ces états défunts”). Toute autobiographie constitue en ce sens une
“autothanotographie”. Adopter une perspective rétrospective, c’est porter sur sa vie le regard du mort. Parce que les mots disent l’effacement des événements dont ils sont les signes, l’évocation du passé ne peut jamais l’être que comme disparu - et désirable en tant que tel. Certaines autobiographies ressuscitent ainsi le passé mais en le donnant à lire comme un objet second, une re-production littéraire: Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand en constituent le modèle.
D’autres écrivains jouent de l’autobiographie comme d’un lieu de célébration du vide. Elle relaie une expérience du manque et commémore l’absence : on pense à certains ouvrages de Georges Perec, dont W, ou le souvenir d’enfance (cf. sur cette question les travaux de Philippe Lejeune - La Mémoire et l’oblique, POL, 1991 - et de Claude Burgelin - Georges Perec, Seuil, 1988).

I 3 Une illusion contractuelle

I 3 1
Une autobiographie n’est, enfin, efficace que si le lecteur, validant certaines clauses du genre, en atteste la parole. Entre psychologie, morale et esthétique, la somme de ces clauses constitue une illusion contractuelle à laquelle le lecteur feint, ou non, de succomber. Genet en conteste implicitement le côté convenu (la part du « dupe »):
-la vérité (exactitude affirmée des faits rapportés) -la véridicité (justesse postulée du discours qui les relate)
-l’authenticité (fiabilité du texte réalisé par rapport à son intention initiale)
-la sincérité (engagement éthique de l’écrivain quand il représente sa vie et examine sa conscience).
Bon nombre de récits autobiographiques semblent dictés par l’exigence d’une exposition radicale(s’exposer=se mettre à la fois à nu et en danger en allant jusqu’au bout de la représentation de soi). Le modèle de la confession et de l’aveu influence ainsi tout un art de
l’autofiguration dont les marques sont le dévoilement, la révélation, l’exhibition. De Rousseau à Annie Ernaux (Passion simple), un certain naturisme intime constitue le gage d’une transparence morale propre à susciter la croyance en la vérité des événements rapportés et la
sincérité de l’écrivain. D’autres attirent au contraire l’attention sur la vanité de cette conception. On rappellera la condamnation du projet stendhalien, La Vie de Henry Brulard, par Paul Valéry, dans Cahiers, Tel Quel, Variété II: la pulsion d’authenticité, ou volonté d’être soi,
conduit H.B. à jouer un rôle, sinon plusieurs ; la sincérité se ramène alors à des effets de sincérité et cette levée en rhétorique suffit à se retourner contre son propre objet. La citation formule en des termes extrêmes (“qu’on sache donc que les faits furent ce que je les dis”) le
problème auquel se confronte l’autobiographe quand il entend légitimer d’un point de vue éthique son projet: il n’en est d’attestation possible que textuelle. L’idée d’une éventuelle confirmation référentielle des événements exposés relève d’une illusion naïve.
L’oeuvre fonctionne au final comme sa seule garantie.


I 3 2
La vérité de soi ne serait donc envisageable qu’en termes d’écriture. À lire la citation, ces termes présentent deux aspects : un acte d’énonciation et une appropriation de la matière verbale. La concordance du sujet avec lui-même, liée à la seule pratique de l’écriture, définit le pacte de confiance proposé par l’autobiographe depuis Rousseau: ce qui est dit est vrai parce que dit dans l’instant, il s’agit de le croire sur parole parce que cette parole exprime une
sensation, une humeur, une inflexion actuelles qui exigent d’être déchiffrées. L’événement ne s’est peut-être pas déroulé tel qu’il est narré, mais son mode de narration n’en est pas moins authentique dans le temps de sa formulation. Le critère de vérité se déplace de la première vie des événements à ses vies dérivées, celles conjointes de la mémoire et de l’écriture. Ainsi Jean Starobinski commente-t-il la tentative de Rousseau en ces termes: « (…) ce qui compte par-dessus tout, n’est pas la vérité historique, c’est l’émotion d’une conscience laissant le passé émerger en elle. Si l’image est fausse, du moins l’émotion actuelle ne l’est pas.(
…)L’oeuvre littéraire n’appelle plus l’assentiment du lecteur sur une vérité interposée en « tierce personne » entre l’écrivain et son public ; l’écrivain se désigne par son oeuvre et appelle l’assentiment sur la vérité de son expérience personnelle. » (Jean-Jacques Rousseau : la
transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957, page 149).
Dans Lignes de vie (deux tomes, Odile Jacob, 1991), Georges Gusdorf invite pour cette raison le lecteur à mesurer la réussite d’une oeuvre autobiographique à ses intérêts “étagés”: mineurs (s’interroger sur la probabilité événementielle des situations rapportées), médians
(apprécier sa teneur esthétique), majeurs (assister à la révélation d’une vérité subjective: comment une conscience atteint à sa plénitude en réalisant sa propre parole). Dans cette perspective, si la première personne n’offre de référence que dans son énonciation, l’authenticité en matière d’écriture autobiographique ne passe pas par une écriture transparente - sauf à postuler une vérité de soi antérieure aux mots qui la nomment et extérieure aux récits qui la développent. Quand une parole écrite constitue le lieu de la vérité, fonder sa forme, c’est au sens fort s’écrire (advenir à soi-même). L’avènement d’un style marque donc parfois à lui seul l’identité, par ailleurs compromise, d’un sujet en perte d’histoire personnelle (Pierre Michon, Vies minuscules) ou contesté par l’histoire collective (Claude Simon, L’Acacia).
Pour Genet, Il n’est pas de passé en soi, mais une tension rétrospective de la conscience, doublée, en situation d’écriture, d’une projection dans l’ordre des mots. Encore ce dernier relève-t-il de la seule performance verbale. Contrairement au présupposé transitif attaché au genre (et plus généralement à l’usage de la prose), la réalité de l’expérience vécue n’est pas transmissible par des mots qui la saisiraient dans son intégralité (une somme autobiographique) et dans son intégrité (une vérité autobiographique). La contestation du
pouvoir référentiel de la langue implique donc le refus d’une écriture autobiographique définie comme mimesis du passé. La part évoquée du dupe et l’injonction finale au lecteur soulèvent alors la question à laquelle répondra, un quart de siècle plus tard, la théorie narratologique avec la notion de pacte autobiographique. Deux régimes contractuels sont ainsi distingués : au pacte fondé sur le principe d’une illusion biographique, entretenue par une démarche figurative, s’oppose celui fondé sur le principe d’une illusion esthétique, régie par des stratégies poétiques ou fictionnelles.
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MessageSujet: Re: 2005 rapport   2005 rapport Icon_minitimeSam 15 Oct - 17:30

II En transposant certains états de sa vie passée à des fins de connaissance intime,
l’autobiographe se définit à la fois comme artiste et herméneute de soi. L’oeuvre autobiographique relève ainsi d’une pratique expérimentale et d’un acte de production esthétique – solution vers laquelle Genet s’achemine, non sans régler avec sophisme la question du rapport entre langue, écriture et vérité.

II 1 De l’autobiographe comme artiste de sa propre vie

II 1 1
Chaque récit autobiographique, qu’il en occulte ou exhibe les marques, est le produit d’une manipulation « artistique » des données existentielles. La citation invite à étudier cette manipulation qui présente deux caractéristiques principales. La première relève de la poétique. La configuration générale du récit et la combinatoire organique des séquences substituent, à la temporalité vécue, un temps littéraire inhérent à la seule oeuvre écrite. On peut à cet égard parler d’une rhétorique de la fiction appliquée par les récits autobiographiques. Les études narratologiques, dont les travaux de Genette, les ont rendus familiers: effets de déplacements et de condensation patio-temporels; vitesse narrative variable, avec ses temps d’accélération et de suspension, ses effets proleptiques ou dilatoires; création d’une figure de narration centrale assurant la cohésion de l’ensemble et multipliant les temps de réticence et d’aveu, les jeux de l’amnésie et de l’anamnèse. Pour en saisir les effets artistiques, on se reportera à Sylvie de Gérard de Nerval. La seconde manipulation relève de la stylistique: elle concerne les empreintes de soi inscrites, en situation d’écriture, dans la langue-matière que l’écrivain s’approprie.
Dans Le Degré zéro de l’écriture, Roland Barthes définit le style comme une « hypophysique de la parole ». Il désigne ainsi la maturation organique de la langue en l’écrivain telle qu’elle constitue les déterminations sous-jacentes de son style, cet « infralangage qui s’élabore à la limite de la chair et du monde » (op. cit. , pages 19 et 20). L’art autobiographique renverrait à cette signature par laquelle un sujet s’identifie en deçà même de toute figuration trop appuyée.Colette dans La Naissance du jour, Patrick Modiano dans Livret de famille).

II 1 2
On peut distinguer de façon plus analytique les opérations simultanées
que ce travail recoupe et par lesquelles l’oeuvre littéraire prend :
-la verbalisation : les mots, les modes de construction choisis inscrivent l’expérience vécue et le sentiment éprouvé dans des structures de sens qui ne sont pas neutres, mais constituent un axe élémentaire de leur recomposition.
-l’énonciation : ses modalités filtrent l’expérience passée et en conditionnent l’expression. Pour en mesurer les effets, on se reportera au projet autobiographique de Rousseau. Le choix d’un énonciation dialogique dans Rousseau juge de Jean-Jacques, lyrique dans Les Rêveries du promeneur solitaire rend plus sensible le travail artistique opéré par l’écriture sur la matière d’une vie, en générant la figure d’un sujet théâtralement scindé dans un cas, poétiquement autarcique dans l’autre.
-la formalisation : pour figurer le passé, l’autobiographe adopte des dispositifs narratifs, descriptifs et discursifs qui le configurent.
Ainsi lui confère-t-il une densité de sens immanente à sa seule appréhension formelle. On comparera à cet égard les différentes versions littéraires d’un matériau biographique identique : Mémoires de ma vie et Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand ; Barrage cotre le Pacifique, Eden cinéma, L’Amant, L’Amant de la Chine du Nord de Marguerite Duras.
-la symbolisation : tout récit s’inscrit dans des matrices culturelles qui en prédéterminent la représentation et la réception, qu’elles soient d’origine littéraire (le roman de formation pour Rousseau dans Les Confessions), philosophique (la construction dialectique des Mots pour Jean-Paul Sartre), psychanalytique (versant freudien pour Leiris, lacanien pour Doubrovsky).
-la stylisation : l’écriture cherche son équilibre entre la pression à l’exactitude exigée par une volonté de référence et la séduction d’un verbe qui cultive ses écarts. On mettra ainsi en perspective, comme deux choix distincts d’une même recherche, l’écriture déliée de Montaigne, “à sauts et à gambades”, propre à capter par une rhétorique de la spontanéité des humeurs et états psychiques, et l’écriture ostentatoire de Chateaubriand qui édifie, entre sculpture et architecture, quelque figure monumentale de soi.

II 2 Le récit autobiographique : monument ou document?

II 2 1
Définir la “vie d’autrefois” comme une “matière prétexte”, c’est donc souligner que le référent biographique constitue non un modèle à reproduire, mais un objet à modeler. On pense aux multiples variations littéraires développées autour de souvenirs d’enfance librement décalés - Colette et le cycle des Claudine - ou investis par l’imaginaire - Restif et le début de Monsieur Nicolas. Matière pré-texte, alors, qui préexiste au texte mais ne saurait s’accomplir que transmuée dans l’ordre des signes : le texte autobiographique devient oeuvre d’art en s’affirmant, partiellement, comme autoréférentiel. Il occulte la valeur première des événements et les transforme en événements médiateurs d’une libre exploration de soi
L’un des effets les plus fréquents du texte autobiographique consiste alors en la métamorphose de soi en une figure littéraire que l’oeuvre génère par réjection. On peut identifier plusieurs figures de ces métamorphoses autobiographiques:
-la figure de l’écorché : de Rousseau à Ernaux, de l’ “intus et incute” de l’un à “l’ “écriture comme un couteau” de l’autre, l’écriture relève de l’exercice de vivisection, à des fins d’autoconnaissance intime. -la figure du transfuge: de Montaigne (Essais) à Pascal Quignard (Petits Traités), le sujet sollicite des écrivains avec lesquels il dialogue, se projetant en eux avec des effets de retour substantiels sur soi. Cette quête transpersonnelle affecte aussi des figures ancestrales (Marguerite Yourcenar, Le Labyrinthe du monde) ou emblématiques d’une géographie native (Richard Millet, La Gloire des Pythre).
-la figure du corps glorieux : de Chateaubriand à Claude Louis-Combet (Marinus et Marina), le récit décrit une épiphanie de soi à l’ordre de la langue, des lettres, du sens révélé par les mots et les mythes.

II 2 2 Ces métamorphoses constituent toutefois moins une trahison qu’une réalisation de soi, l’atteinte d’un « qui je suis » exigeant un effort d’abstraction à sa propre vie. Genet l’affirme : l’accomplissement littéraire de l’oeuvre, si affirmé soit-il, demeure motivé par la nécessité de se “renseigner” sur soi.
L’autobiographie relève en cela d’une entreprise de construction narcissique, si l’on confère à ce terme la signification psychanalytique qui est sienne. Dans Narcissisme de vie, narcissisme de mort, (Minuit, 1983). André Green oppose au “narcissisme corporel” un “narcissisme intellectuel” désignant l’acte de construction psychique au travers duquel se fonde la conscience de soi. Le risque de narcissisme corporel n’est certes pas absent de l’autobiographie : le corps amoureux de soi désigne alors, autant que la belle image de l’écrivain, celle d’une langue écrite éprise de ses prouesses verbales et de sa virtuosité. Philippe Vilain évoque ainsi le risque de «(...)ne pas parler de soi, s’occulter en tant qu’énonciateur dans le texte pour laisser le soin à son éloquence non de dire ce que je suis, mais de dire, par le niveau même du langage que j’emploie, ce que je vaux, et de majorer ainsi le moi créateur de discours (le stylisme peut être interprété comme la dissolution du moi en un pur esthétisme narcissique) » (Défense de Narcisse, Grasset, 2005, page 15). Et il est vrai que, dans la citation, la posture de Genet en dandy de l’autobiographie peut prêter à cette attaque. Mais, comme le soulignent Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, le récit de soi conforte moins son auteur qu’il ne le déstabilise. L’image dans le miroir demeure une hypothèse d’étude incertaine, une mise à l’épreuve expérimentale de soi par la puissance de résonance de l’oeuvre, davantage qu’une certification artistique des données de l’existence.
Dans De la littérature considérée comme une tauromachie, Michel Leiris utilise l’analogie de la corne de taureau pour suggérer le risque auquel l’autobiographe s’expose quand il obéit sans compromission à une logique de la révélation intime. Les mots qui nomment et les scènes qui décrivent des actes jugés indécents - ainsi de certaines pratiques sexuelles dans L’Âge d’homme - sont porteurs d’un effet de vérité que n’occulte pas l’extrême sophistication, symbolique et stylistique, de leur écriture. Le livre publié, ils peuvent agir en retour sur - contre - leur auteur.

II 3 L’écriture autobiographique : autonome ou hétéronome?

II 3 1
On peut, dans cette perspective, s’étonner du côté expéditif avec lequel Genet règle dans un premier temps la question du rapport entre langue écrite et expérience vécue. Son argumentaire ne relève-t-il pas du sophisme, davantage que de l’exigence de vérité qui anime, depuis Rousseau, l’écriture de soi ?
Puisque la langue échoue à restituer de façon fidèle le passé, à quoi bon en simuler la recherche ? Le propos est contestable dans la mesure où il nie le pouvoir de référence, de conservation, de transmission propre à la langue. Si elle ne restitue pas les événements et les sentiments, elle en nomme, articule et diffère des traces. Entre chroniques et archives, bien des autobiographies se composent autour de cette collecte signifiante, qu’elles se limitent à l’individu situé en son temps (Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’Âge, La Force des Choses, Tout compte fait) ou supportent une démarche d’ordre généalogique plus ample (Marguerite Yourcenar, Le Labyrinthe du monde). Mais s’il refuse toute écriture mimétique du passé, Genet accorde à la langue une puissance référentielle directe - le saisir lui-même en situation d’écriture - et une puissance performative altière – l’assertion verbale tient lieu de démonstration narrative : « Qu’on sache donc que les faits furent ce que je les dis ». Dans son rapport à l’écriture, le projet de Genet hésite ainsi entre autonomie - le récit de soi comme dérive poétique - et hétéronomie – l’oeuvre comme document de soi, ou encore récit vrai.

II 3 2
Pour l’aspect théorique de ce débat, on se reportera à la position adoptée par certains théoriciens de l’autobiographie. Philippe Lejeune, Jacques Lecarme et, à un moindre niveau, Gérard Genette définissent l’autobiographie comme un récit vrai. Cet exercice de véridiction, auquel se livre Genet, deux approches entrecroisées permettent de le définir: le statut déjà abordé de la vérité, qui exige de l’écrivain un engagement éthique ; le statut de la langue, dont le rapport au vrai se définit toujours en termes conventionnels. Les théoriciens de l’autobiographie comme récit vrai développent ou bien l’idée d’un pacte rhétorique (poéticiens) ou bien celle d’un acte illocutoire (linguistes). Pour Austin, une formule performative peut étayer l’expression d’une vérité, alors accomplie dans la parole. Pour Searle, elle est une condition constitutive du discours autobiographique, sans même la médiation nécessaire d’une rhétorique spécifique : elle fonctionne comme un postulat axiomatique qui engage le locuteur à la vérité, tout en laissant, à ce sujet, le lecteur libre de son jugement (sur ces questions, on se reportera à l’ouvrage de Searle, Sens et expression. Études de théorie des actes du langage, Minuit, 1989). Pour les poéticiens, le mode narratif inclut des genres référentiels (histoire) et fictionnels (roman). Parmi les genres référentiels, certains prétendent à l’exactitude vérifiable et délivrent en ce sens des informations d’ordre factuel (histoire, journalisme, sciences) ; d’autres, parce qu’ils relèvent du seul ordre du sujet comme l’autobiographie, fondent leur valeur sur un acte de créance, non de vérification, c’est-à-dire sur leur propre capacité à susciter une réception qui les accrédite. Biographie et autobiographie sont définis comme des textes référentiels parce qu’ils visent « non pas la vraisemblance mais « la ressemblance au vrai », non pas « l’effet de réel » mais « l’image du réel » (Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, page 36). Le récit vrai, c’est donc celui qui se fonde sur un « pacte référentiel » ainsi défini : « une définition du champ du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend » (op. cit. , page 36). Dans ces conditions, ce ne sont pas les faits relatés qui authentifient la démarche de l’auteur, mais, comme la citation de Genet l’indique, la démarche qui suscite et garantit la représentation que le lecteur se fait de l’existence et de la personnalité de l’auteur. On se gardera toutefois de figer la distinction ainsi établie entre genres référentiels et fictionnels. Si les genres référentiels ont recours, comme la précédente subdivision l’a rappelé, à des mécanismes d’ordre fictionnel, les genres fictionnels obéissent à des déterminations référentielles (le roman emprunte à des réalités d’ordre matériel et historique). La distinction entre récit vrai et récit de fiction passe alors par la situation d’énonciation. En son centre, se tient une personne engageant sa présence réelle au monde dans le cas du récit autobiographique (identité auteur/narrateur/personnage) alors que la fiction romanesque, simulant ce dispositif, invente une crypto-réalité.
On dissociera sur cette base Histoire de ma vie et Lettres d’un voyageur, deux ouvrages à dimension autobiographique de George Sand, récit vrai d’un côté, fiction épistolaire de l’autre; même distinction récit vrai/fiction entre Mémoires d’outre-tombe et René. Transformer “sa vie d’autrefois” en une “oeuvre d’art”: Genet ne revendique-t-il pas ce que plusieurs autobiographes pratiquent sans toujours le reconnaître ? Cette métamorphose relève d’une poétique et d’une stylistique particulières qui substituent, à l’écriture de la simulation, une écriture du simulacre : les déterminations de la langue et de l’imaginaire tiennent lieu d’équivalents artistiques de la vie vécue. La citation paraît toutefois hésiter entre deux postulations :
l’affirmation de la vocation artistique de l’écriture - le texte comme oeuvre - et celle de sa nature expérimentale - le texte comme espace de renseignement, lieu d’interprétation du passé, médium de soi à soi-même. L’intention esthétique ne tient pas lieu d’objectif en soi, mais renvoie aux modalités littéraires d’une recherche menée à des fins de construction identitaire, qui exige pour cela un rapport structurant à la vérité (une éthique de la langue).
Entre la figure du dandy – la vie comme oeuvre d’art - et la posture du documentaliste – la vie comme récit vrai -, les hésitations de l’autobiographe renseignent avant tout sur les ambiguïtés d’un genre
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MessageSujet: Re: 2005 rapport   2005 rapport Icon_minitimeSam 15 Oct - 17:47

III Genet entend se connaître en composant des versions librement dérivées de son passé, raccordées à son sentiment présent et appelant, à et effet, des dispositifs formels variés. Cette démarche renvoie aux limites de toute définition systématique de l’autobiographie : son approche rhétorique et sa difficulté à être constituée en tant que genre, avant tout ; l’alternative que représente, dans ces conditions, la catégorie de l’autofiction, alternative paradoxale en cela qu’elle attribue un statut générique fixe à des écritures intergénériques fluides. Situer l’écriture autobiographique à l’interaction du geste esthétique et de l’acte ontologique, entre un souci de construction identitaire et un travail de création littéraire qui débordent l’un et l’autre les cadres, tels pourraient être, alors, les termes d’une définition qui privilégierait cette singularité des limites, ou cette positivité des seuils, qui est la sienne.


III 1 L’autobiographie : genre ou intergenre?

III 1 1 Tout à la fois oeuvre et expérience, récit vrai et récit de langue, l’écriture autobiographique présente une dimension intergénérique (poésie pour Raymond Queneau dans Chêne et chien, fiction romanesque pour Loti dans Le Roman d’un enfant, théâtre pour Jean-Luc Lagarce dans Juste la fin du monde), sinon transdisciplinaire (Chateaubriand et les
textes sacrés dans certains passages du Génie du christianisme, Leiris et l’ethnologie dans L’Afrique fantôme, Ernaux et la sociologie dans Journal du dehors). Loin de relever du montage opportuniste, cette polymorphie semble constitutive d’un “genre” qui multiplie les supports pour atteindre la personnalité intime dans toute sa diversité.
Expériences vécues et imaginaires, actes et affects, pensées et paroles, passé et présent: ces différents états de l’individu appellent des démarches différenciées, qui sachent « fixer » de manière composite la totalité hétéroclite d’une vie personnelle. Les nombreuses démarches
qui, selon un degré de systématisation variable, ont tenté de définir une spécificité formelle de l’écriture autobiographique - raisonner en termes d’autobiographie - se sont heurtées au problème de cette porosité intergénérique. On en donnera trois exemples:
-le premier relève d’une approche générale: ainsi, au XIXe siècle, le Dictionnaire universel des
Littératures de Vapereau (1876) définit-il l’autobiographie comme “« oeuvre littéraire, roman, poème, traité philosophique, etc., dont l’auteur a eu l’intention, secrète ou avouée, de raconter sa vie, d’exposer ses pensées ou de peindre ses sentiments. » (définition rapportée par Philippe Lejeune, Moi aussi, Seuil, 1986, page 18).
-le second relève d’une approche théorique marquée par sa double exigence poéticienne et
narratologique, celle de Philippe Lejeune dans les ouvrages qu’il publie entre 1971 et 1986. On cite volontiers la définition qu’il propose en ouverture du Pacte autobiographique, « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle
met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » (op. cit. , page 23). On oublie parfois qu’elle est suivie d’une mise en garde qui en devance toute application systématique, Lejeune soulignant qu’elle est « question de proportion ou plutôt de hiérarchie » : des transitions s’établissant naturellement « avec les autres genres de la littérature intime (mémoires, journal, essai) » (op. cit. 15). De fait, comme plusieurs critiques l’ont déjà noté, c’est l’ensemble des paramètres convoqués par la définition qui appellent un processus d’application gradualiste pour pouvoir fonctionner in extenso : ceux qui relèvent de la catégorie du langage - récit, prose -, du sujet traité – vie individuelle, histoire d’une personnalité -, de la situation de l’auteur et de la position du narrateur (rétrospection, identité personnage/narrateur). À cette seule condition, le projet de Genet peut être inclus dans la définition. Philippe Lejeune lui-même propose, dans Le Pacte autobiographique, la notion d’espace autobiographique, qui confronte toute définition typologique exclusive à ses limites en abordant la question de l’intergenre (le roman en fait pleinement partie) et de l’intertexte
(il réfère des projets littéraires qui se poursuivent d’ouvrage en ouvrage).
-le troisième relève d’une approche empirique, la théorie des spectres de Georges May (op.cit.). Le critique refuse l’idée de “catégories distinctes” au profit d’un “éventail qui, par une suite de dégradés quasi imperceptibles, s’étale depuis les romans dans lesquels la part du souvenir est la plus forte, comme, par exemple, Louis Lambert ou Claudine à l’école, jusqu’à ceux dans lesquels c’est l’invention qui domine, comme, par exemple, L’Assommoir ou L’Étranger”(page 187). Dans le spectre lumineux qu’il propose, on passe insensiblement, par
dégradés, du violet au rouge.
Violet: les romans dans lesquels la personnalité de l’auteur est la moins explicite (romans historiques: Les Trois mousquetaires).
Indigo: les romans personnels ou biographiques, centrés sur le développement d’un personnage principal, qui reste très distant de la personnalité réelle de l’auteur (pas de transposition): La Princesse de Clèves, Eugénie Grandet.
Bleu: romans autobiographiques à la troisième personne, centrés autour d’un personnage qui fonctionne comme une projection plus évidente de l’auteur (Corinne, Louis Lambert, Jean Santeuil).
Vert: le roman autobiographique à la première personne (un élément de proximité supplémentaire en raison du mode d’énonciation: René, Adolphe, Oberman).
Jaune: l’autobiographie romancée. Celle-ci se présente non plus comme un roman, mais comme une autobiographie, avec sa part d’affabulation (Restif, Violette Leduc).
Orangé: l’autobiographie pseudonyme, celle des masques à la Henry Brulard, les quatre volumes de la série des Nozière par laquelle Anatole France raconte ses souvenirs d’enfance. Rouge: l’autobiographie.


III 1 2
Comment statuer alors de l’appartenance autobiographique d’une oeuvre, s’il est vrai qu’elle inclut une part de fiction sans pour autant s’apparenter à un roman? Quand Genet parle de son passé en termes d’états-fantômes, évoque l’interprétation qu’il en donne, définit l’oeuvre en cours, ici comme artistique, là comme légendaire, ne se situe-t-il pas dans une logique plus proche de celle de la fiction que de l’autobiographie? Le statut ambigu de la fiction agit en fait sur celui de l’autobiographie. Dès la fin du XIXe siècle, l’idée de fiction, loin de désigner une simple catégorie esthétique, est tenue pour une modalité à part entière de l’expérience vécue, intégrant la représentation du moi (celui qui “n’est plus maître chez lui”, selon la formule de Pierre Jourde, Visage du double, Nathan Université, 1999). Le récit autobiographique qui accomplit le plus fidèlement son exigence d’authenticité rendra compte de cette part de fiction - entendue: fabulation - dont l’expression justifie le recours littéraire à des supports de fiction - entendus: emprunts aux genres du roman, du conte, de la fable etc. Il s’agit moins, comme le souligne Philippe Vilain, de “mettre une vie en roman(...)que de retranscrire simplement cette vie perçue d’emblée comme irréelle(...). D’un côté, la vie ne cesse de produire de la fiction; de l’autre, l’écriture s’acharne à produire du réel : la réalité de l’écriture intègrerait ainsi la fiction de la vie.
Doit-on admettre que réalité et fiction ne sont pas en relation d’opposition, mais d’interdépendance ? » (op. cit. pages 124-5). C’est en ce sens que l’on peut également comprendre la formule de Lacan, selon laquelle « le moi, dès l’origine serait pris dans une ligne de fiction» (Écrits, Seuil, 1966, page 94) et l’avertissement de Roland Barthes en ouverture du Roland Barthes par Roland Barthes : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman ». Le récit autobiographique inclut ainsi des dispositifs de fiction qui entretiennent en lui le principe d’un “mentir-vrai” (Aragon). Une exigence de vérité intime peut conduire Stendhal à jouer, dans La Vie de Henry Brulard, récit à dominante autobiographique, de schèmes romanesques mineurs (transposition pseudonymique cryptée: HB ; libre association de souvenirs constituant une fiction seconde de la mémoire ; doute exercé sur la fiabilité des souvenirs et le naturel des scènes évoquées). De même Nathalie Sarraute met-elle en scène, dans Enfance, le phénomène d’une mémoire réinventant l’enfance sous forme d’un
dialogue romanesque à deux voix, l’une prenant en charge la narration de ses états-fantômes, l’autre le droit de regard, critique ou complice, exercé sur la première, le phénomène de remémoration et la situation d’écriture.


III 2 L’autofiction : autre genre ou autre des genres?

III 2 1
Le propos de Genet le manifeste: le sujet n’est pas pensé en termes d’identité stable mais fuyante (« qui je fus » vs « qui je suis », « passé » vs « présent »). La disparité à soi-même tient lieu d’unité psychologique, la discontinuité temporelle de toute continuité existentielle. Un récit autobiographique obéissant, par alternance régulière, à une narration chronologique et des analyses introspectives ne pourrait, dans ces conditions, que manquer son objet en la cadrant de façon trop systématique. À sujet humain mouvant, écriture autobiographique plastique et, dans les deux cas, identité hétérogène, en laquelle la part de l’expérience vécue interfère avec celle du mythe personnel (la vie comme matièreprétexte).
Pour Philippe Gasparini (Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Seuil, 2004), romans intimes, personnels, autobiographiques et autofictions désignent sous des appellations critiques différentes depuis le début du XIXe siècle un même type de récits, qui superposent à cette fin les protocoles du roman et de l’autobiographie. Ces récits visent à la fois à configurer le je réel (plan du vécu) et explorer le je virtuel (plan de l’imaginaire). Le critique rejoint la définition de l’« autofiction biographique » selon Vincent Colonna (Autofiction & autres mythomanies littéraires, Tristram, 2004). Par la falsification des données autobiographiques, l’écrivain élabore un mythe personnel qui constitue, en tant que tel, une pièce majeure dans la compréhension des mécanismes de la conscience et de l’imaginaire (un document psychique).
L’acte intime de fabulation se met donc en scène comme objet d’étude autobiographique. Ce sont les ambiguïtés de tels cheminements que la citation incite à questionner en en observant les manifestations dans un corpus contemporain (Alain Robbe-Grillet dans le cycle des Romanesques) autant que classique (Le Page disgrâcié de Tristan l’Hermitte). Philippe asparini rappelle que les statuts illocutoires de la fiction et de l’autobiographie étant incompatibles, leur
coexistence dans une même oeuvre ne relève pas de la synthèse mais de la tension. Celle-ci se noue autour de la figure du personnage principal, qui tantôt s’identifie à l’auteur tantôt s’en distancie, ce qui conditionne deux types de lecture différentes, non par alternance mais par superposition (nouveau code participant au plaisir d’une lecture de plus en plus avisée à ce jeu). On mettra en parallèle la définition que Genet propose du Journal du voleur et quelques caractéristiques définies par Gasparini quand il évoque des « procédés de double affichage », des « prescriptions de lecture contradictoires » qui permettent d’enchâsser l’identité dans « un montage textuel, mêlant les signes de l’écriture imaginaire et ceux de l’engagement de soi »
(op. cit. , pages 11 à 14). Jacques Lecarme évoque pour sa part des « textes à régime narratif variable, à contrat de lecture modulable ou même parfaitement réversible» (op.cit.). Ce principe d’hybridation se comprend comme une forme seconde de mimétisme. À l’indistinction récit autobiographique/fiction romanesque correspond l’indivision plans de conscience/coupes offertes sur l’inconscient. La vérité subjective ne se limite pas aux seuls effets de la onscience. Elle inclut l’imaginaire, les composantes oniriques et fantasmatiques de la psyché
- autant de données intimes qui échappent à l’identification rationnelle, la nomination directe, l’exposition des faits, l’introspection analytique. Seuls différents effets de fiction peuvent approcher de façon oblique cette dimension latente de la vie psychique.
L’élaboration romanesque d’une matière biographique élémentaire permet de figurer certains états périphériques de la personnalité (Céline dans D’un château l’autre, Jacques Roubaud dans Le Grand Incendie de Londres) ou d’explorer l’infra-monde des pulsions (René Crevel dans Mon corps et moi, Michel Leiris dans L’Âge d’homme).


III 2 2
Élaboration romanesque, mais aussi poétique: on rapprochera le propos de Genet de la première occurrence du terme “autofiction”, en quatrième de couverture de Fils de Serge Doubrovsky : « Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontre, fils de mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d’avant ou d’après littérature, concrète, comme on dit en musique». Si « auto-» renvoie, dans la lignée des réalisations de Jean Ricardou ou Pierre Guyotat, à un acte d’autoproduction textualiste, on voit aussi comment cette définition s’inscrit à la suite de celle de Genet. Dans l’écriture de soi ainsi envisagée, la fonction poétique prime la fonction éférentielle, et la seule vérité envisageable passe par un travail d’ordre génératif sur les formes du récit et germinatif sur celles de la langue. Ces approches radicales témoignent de la permanence, dans l’histoire des écritures de soi, de deux paradigmes principaux, chacun vecteur d’une poétique et d’une conception de l’identité subjective propres: l’un, logique, qui croit en la puissance d’organisation linéaire du récit, d’expressivité rationnelle de la langue et cherche à susciter les conditions d’une intelligibilité lucide de soi (de Rousseau à Sartre, via Chateaubriand et Gide) ; l’autre, analogique, qui brasse les scènes relatées et entrechoque les
mots, entend faire pression sur la conscience, retranscrire les différents rythmes de la mémoire et saisir, comme par décalque, des états psychiques du sujet vivant (de Montaigne à Doubrovsky, via Leiris et Genet). Ces deux paradigmes connaissent des avatars particuliers, marqués tantôt par le refoulement tantôt par l’épanchement d’un principe de fiction romanesque, pour le premier4 ; par la part plus ou moins ouverte concédée, sous pression d’un discours associatif, à la fiction poétique, pour le second.
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MessageSujet: Re: 2005 rapport   2005 rapport Icon_minitimeSam 15 Oct - 17:48

III 3 L’écriture autobiographique : une singularité des limites ?

III 3 1
Ce qui est en jeu dans cette plasticité des écritures de soi, c’est la relation privilégiée qu’elles instaurent entre une nécessité d’ordre ontologique (se constituer comme sujet) et une nécessité d’ordre esthétique (réaliser, à cet effet, un objet littéraire). Etre en mesure de se connaître, se ressaisir à travers le temps, impose un certain nombre d’exercices de retour sur
soi dont Michel Foucault, dans Dits et écrits 2, rappelle qu’ils ne constituent ni un trait moderne né de la Réforme, ni un produit du romantisme, mais l’une des traditions les plus anciennes de l’Occident, profondément enracinée dans la vie quotidienne (méditations, notes,
échanges) lorsque Augustin commence à écrire ses Confessions. La 4 Rançon de la gloire : plusieurs acceptions de la notion d’autofiction entrent aujourd’hui en concurrence, selon qu’elle est entendue de façon restrictive (une définition par le moins, qui en fait un simple
déplacement de l’écriture autobiographique vers l’inconscient) ou extensive (une définition par le plus, qui l’associe à l’invention romanesque d’une existence et d’une personnalité substitutives). Pour certains l’autofiction constitue ou bien une simple modélisation du pacte autobiographique (Philippe Lejeune) à inflexion psychanalytique marquée (Serge Doubrovsky), ou bien la forme la plus récente du roman autobiographique (Philippe Gasparini) ; pour d’autres, une pratique intergénérique déjà ancienne (Jacques Lecarme) que l’on peut tenir pour
un archi-genre incluant, parmi d’autres, la forme du roman autobiographique, mais à titre de possibilité non exclusive (Partant de l’oeuvre de Lucien, Vincent Colonna décrit en ce sens différentes catégories subgénériques de l’autofiction : fantastique, biographique, spéculaire, auctoriale). vie est considérée comme un matériau brut auquel il convient de conférer une forme spécifique: ce travail de soi sur soi consiste à s’inventer par le biais d’exercices de
subjectivation. On saisit le parallèle avec le propos de Genet. Selon Foucault, ce « souci de soi » représente un acte de construction identitaire à fonction d’émancipation subjective. Le sujet qui s’observe et se consigne met à distance les “episteme” (discours de société, normes, valeurs idéologiques, pressions morales) qui constituent son environnement culturel). Il doit apprendre à s’en affranchir symboliquement, s’il veut devenir maître de ses comportements, de ses pensées, de ses choix intimes - passer de l’état d’assujettissement à celui de sujet plein. Ce même souci dicte les écritures littéraires de soi, qu’elles anticipent l’autobiographie -Montaigne face aux préjugés de son temps -, la renouvellent - Leiris cherchant à se libérer, dans L’Âge d’homme, de « la stupide hantise du pêché originel » - ou la radicalisent - Hervé Guibert dans le triptyque qu’il consacre à son sida: À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel, L’Homme au chapeau rouge. L’affirmation d’une poétique et d’un style échappe en cela au seul geste esthétique : elle relève d’un acte par lequel le sujet s’invente en toute singularité. Dans Soi-même comme un autre (Seuil, 1989), Paul Ricoeur nomme «
ipséité » cette conscience de soi étirée dans le temps, ce « présent fixé à l’aide du passé » évoqué par Genet comme pour conjurer à l’encre pétrifiante – celle qui fixe – l’épreuve de la perte à soi-même, de la volatilisation de la personnalité (cf début de la citation). L’ipséité
se trame dans un réseau d’histoires racontées, reprises, différées : la refiguration du matériau de sa propre vie caractérise de nombreuses oeuvres autobiographiques, qui varient pour y parvenir les supports littéraires (Rousseau, Chateaubriand, Sand, Gide, Leiris, Duras). À partir du moment où il s’agit de fixer le présent par le passé, ce dernier est appelé à être remanié de façon régulière. Ricoeur, aprèsFreud, parle à cet égard d’un travail de « perlaboration » narrative.
Par un système de narration à dominante chronologique, le récit établit une continuité organique entre les différents temps de l’existence passée, tout en laissant jouer la succession – donc la disparition – des expériences singulières qui les composent. De même, par un système d’échos thématiques et rhétoriques intégrés dans le précédent, il crée un ordre de fréquence propre à faire jouer, sur fond d’évolution, des effets de similarité, de continuité, de poursuite. À des bribes d’histoires inintelligibles se substitue une histoire partiellement cohérente à laquelle la personnalité intime s’identifie (La Confession d'un enfant du siècle de Musset).


III 3 2
Objectivation et subjectivation constituent ainsi les deux formes concomitantes d’un travail de
construction identitaire que l’écriture autobiographique rend possible : la subjectivation, par
l’appropriation stylistique des formes usuelles de la langue et du récit; l’objectivation, par la projection de soi dans des situations vécues qui fonctionnent, en situation d’écriture, comme des marqueurs existentiels et des signes révélateurs de la personnalité. Le texte autobiographique se tient donc en une position résolument liminaire : par son travail de décryptage herméneutique et de transposition esthétique, il s’élabore comme une oeuvre ; par son implication dans le processus même qu’il génère, incluant les effets-retour du texte vers
la vie en une sorte d’auto-activation incessante qui en fait parfois un projet sans fin, il s’affirme comme une expérience. Cette position liminaire justifie que l’on recoure, pour en définir le statut littéraire, à une double critériologie: l’une, endogène (le littéraire défini en termes de littérarité : rhétorique, poétique et esthétique constituant les unités de mesure de l’art autobiographique) ; l’autre, exogène (le littéraire évalué en termes d’application culturelle :
histoire, philosophie, sciences humaines constituant, en ce cas, les unités de mesure du phénomène autobiographique, dans les liens privilégiés qu’il entretient avec la question des identités).
L’écriture autobiographique est-elle soluble dans un statut et dans un genre littéraires? Son évaluation appelle une démarche plus gradualiste que typologique, si l’on envisage sa relation aux autres formes d’écritures de soi et aux autres genres, dont elle se distingue moins de façon hermétique que par des seuils de transition variables. Ainsi l’écriture autobiographique développe-t-elle une gamme de possibilités très ouvertes, propres à lui faire atteindre aux différents plans de la concience et de la personnalité intime, dans toutes leurs nuances. Dans
la lignée d’anciennes appellations, l’autofiction désigne les récits, qui, à l’image du Journal du voleur, radicalisent la situation litigieuse de l’autobiographie pour atteindre une puissance de
révélation extrême, incluant les données de l’inconscient par le travail de la fable et recherchant ainsi une coïncidence totale du sujet avec lui même.
Ainsi se poursuit un travail sur les identités qui, en plaçant l’écriture littéraire au coeur de l’expérience humaine, demande à son tour à être questionné aux confins d’une approche ittéraire et culturelle.

CONCLUSION GÉNÉRALE
Par son aspect de manifeste, le propos de Jean Genet conduit à interroger la spécificité littéraire de l’écriture autobiographique. Autant qu’une oeuvre artistique, celle-ci relève d’une pratique expérimentale par laquelle le sujet vise à construire sa propre identité et explorer sa personnalité intime. La réappropriation rétrospective des événements vécus par un acte de conscience, l’investigation d’un « espace du dedans » proche de l’inconscient par des méthodes différenciées empruntant volontiers à la fiction, constituent les caractéristiques principales de la pratique autobiographique ainsi abordée.
Pour être définie en sa qualité d’écriture, l’autobiographie suppose donc une approche qui en interroge les formes et les fins en déjouant toute systématisation excessive et toute classification figée. Une triple axiologie peut être appliquée dans une perspective gradualiste:
rhétorique (autobiographie/fiction/autofiction : quel genre ?), esthétique (référentiel/fictionnel : quel mode ?), anthropologique (oeuvre d’art/document-témoin: quel statut ?). Cette approche suppose d’être historicisée, s’il est vrai comme l’affirme Philippe Lejeune que «(...) dans le domaine français, il est difficile de comprendre l’autobiographie à la Rousseau sans la situer par rapport à la tradition des confessions religieuses, ou sans voir comment, depuis le
milieu du XVIIe siècle, un jeu d’échanges entre les mémoires et le roman avait peu à peu transformé le récit à la première personne » (Le Pacte autobiographique, page 306) On appliquera commodément cette analyse aux évolutions les plus récentes de l’autobiographie : si l’on substitue, à la tradition religieuse des « confessions » celle, laïque, des analyses (au sens « psycha-» du terme) et, aux transformations du récit à la première personne, les déconstructions expérimentales du récit de fiction à l’âge moderne, on explique en partie l’avènement littéraire de l’autofiction (l’oeuvre de Doubrovsky serait-elle envisageable sans les travaux de Lacan et les romans de Claude Simon ?).
On peut enfin rapprocher le développement de l’autobiographie et celui des genres littéraires
dont elle semble parfois si proche. Certains d’entre eux se caractérisent par une dimension
polymorphe qui aide à comprendre cette relation de proximité (le roman). D’autres, qui se sont
assignés à des codifications susceptibles de garantir leur intégrité (poésie, théâtre), se redéploient depuis plus d’un siècle à leurs marges. Parmi ces formes en mutation, l’autobiographie semble la plus mobile, la plus indécise, celle qui fuit les statuts (entre les travaux de Philippe Lejeune et ceux de Doubrovsky, sa reconnaissance théorique en tant que genre et l’apparition de la notion concurrente d’autofiction, six années seulement se sont écoulées).
Parce qu’elle engage un rapport ouvert à la problématique des identités de soi, l’écriture autobiographique en répercute les fluctuations, les sinuosités, les incertitudes sur ses propres pratiques[/size]
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