Quelques notes sur la SociocritiqueLa critique sociologique s'intéresse aux marques ou aux traces de la société dans la littérature (réduite à l'écriture).
a) Le réalisme critique du jeune Lukacs Chez Hegel, l'aliénation comme négation par l'antithèse est un moment essentiel de la dialectique de la pensée; mais pour le jeune Lukacs, elle est réification : désappropriation [Feuerbach] plutôt que subjectivation, elle transforme les êtres et les choses en res, en objets. C'est par le fétichisme de la marchandise, caractéristique du capitalisme selon Marx, que l'aliénation devient réification. La philosophie de l'aliénation (Hegel, Feuerbach, jeune Marx) se transforme en théorie de la réification chez le jeune Lukacs et elle s'oppose à la théorie du reflet...
Georg Lukacs. Histoire et conscience de classe.
Ce que la sociocritique retient du jeune Lukacs, c'est d'abord et avant tout sa théorie du roman. Selon Lukacs, le roman est «le genre majeur, dominant, de l'art bourgeois moderne» et c'est la forme dialectique de l'épique : le roman est l'épopée moderne; il est «la principale des formes littéraires correspondant à la société bourgeoise» et son évolution est liée à l'histoire de cette société. «Le monde de l'épopée répond à la question : comment la vie peut-elle devenir essentielle?»; l'épopée a succédé à la tragédie, qui a répondu «à la question : comment l'essence peut-elle devenir vivante?» Cette conception du roman fera de Lukacs un partisan de ce qu'il appelle «le grand réalisme» (critique ou historique), dont le modèle est Balzac, et un partisan de «l'art tendancieux» (ou engagé), qui a pris parti contre l'ordre établi et contre l'art pour l'art (et non pour le Parti).
Selon Goldmann, Lukacs décrit «un certain nombre d'essences atemporelles, de[s] formes qui correspondent à l'expression littéraire de certaines attitudes humaines cohérentes». Il étudie les grandes formes épiques réalistes, c'est-à-dire qui «reposent, sinon sur une acceptation de la réalité, du moins sur une attitude positive envers une réalité possible, dont la possibilité est fondée dans le monde existant»; «dans la littérature épique, les "formes" sont l'expression de relations multiples et complexes qu'entretient l'âme avec le monde». Ainsi, «le roman est la principale forme littéraire d'un monde dans lequel l'homme n'est ni chez soi ni tout à fait étranger».
«Le roman est la forme dialectique de l'épique, la forme de la solitude dans la communauté, de l'espoir sans avenir, de la présence dans l'absence». Selon Goldmann, la description par Lukacs de la structure significative romanesque correspond à l'analyse marxienne du fétichisme de la marchandise. Dans la forme romanesque, analysée par Lukacs et caractérisée à la fois par la communauté et l'antagonisme radical entre le héros et le monde, «la communauté a son fondement dans la dégradation commune de l'un et de l'autre par rapport aux valeurs authentiques qui régissent l'oeuvre, à l'absolu, à la divinité» : «l'antagonisme est fondé sur la nature différente et même opposée de cette dégradation».
Typologie de la forme romanesque Le jeune Lukacs est surtout célèbre pour sa typologie de la forme romanesque :
1°) (selon l'abstraction ou l'identification par la thèse ou l'affirmation), il y a d'abord le roman de l'idéalisme abstrait, du personnage démonique à conscience trop étroite pour la complexité du monde :
le modèle est Don Quichotte de Cervantès ou Le rouge et le noir de Stendhal;
2°) (selon l'objectivation ou l'aliénation par l'antithèse ou la négation), il y a ensuite le roman psychologique à héros passif dont l'âme est trop large pour s'adapter au monde :
le modèle est L'Éducation sentimentale de Flaubert;
3°) (selon la médiation ou la nouvelle totalisation par la synthèse ou la négation de la négation), il y a aussi le roman éducatif du renoncement conscient qui n'est ni résignation ni désespoir :
le modèle est Wilhelm Meister de Goethe.
Ce dernier type de roman est «la réconciliation de l'homme problématique avec la réalité concrète et sociale»; c'est la synthèse des deux premières formes. Lukacs entrevoit enfin «le dépassement des formes sociales de vie» dans les romans de Tolstoï : nouvelle thèse?...
Georg Lukacs. Théorie du roman.
b) Le structuralisme génétique de Goldmann En sociologie de la littérature
En sociologie de la littérature, le structuralisme génétique de Goldmann s'oppose à la simple critique sociologique des contenus, parce que «la relation essentielle entre la vie sociale et la création littéraire ne concerne pas le contenu de ces deux secteurs de la réalité mais seulement les structures mentales, c'est-à-dire ces catégories qui organisent en même temps la conscience empirique d'un groupe social et l'univers imaginaire créé par l'écrivain». Toujours selon Goldmann, «[a]lors que la sociologie des contenus voit dans l'oeuvre un reflet de la conscience collective, la sociologie structurale voit en elle un des éléments constitutifs les plus importants de celle-ci, celui qui permet aux membres du groupe de prendre connaissance de ce qu'ils pensaient, sentaient ou faisaient sans se rendre compte de la signification objective de leurs actes». C'est dire qu'«[i]l n'y a donc pas homologie entre la structure biographique ou sociologique de l'auteur et celle du groupe, mais entre les structures mentales catégorielles de l'oeuvre en tant que virtualité de celle du groupe». La vision du monde, qui est celle non pas d'un sujet individuel mais d'un sujet collectif, n'exprime pas la conscience réelle du groupe mais sa conscience possible.
Pour comprendre le rapport entre une oeuvre et la conscience collective, entre la création artistique et la vie quotidienne, le structuralisme génétique pose cinq thèses :
1°) la relation qu'il y a entre oeuvre et société concerne les catégories;
2°) les structures ou catégories mentales ne sont pas celles d'un individu;
3°) il y a homologie ou relation significative entre la conscience collective et une oeuvre littéraire et cette homologie est exprimée par une vision du monde;
4°) ce sont les catégories de la vision du monde qui font l'unité et la cohérence d'une oeuvre;
5°) les structures catégorielles ne sont ni conscientes ni inconscientes : elles sont informulées.
Selon Goldmann, plus une oeuvre est cohérente ou plus sa vision du monde est structurée et plus cette oeuvre a de la valeur; valeur qui est donc de nature conceptuelle, pour la littérature comme pour la philosophie. En ce sens, la philosophie ou la sociologie de Goldmann est fondamentalement une psychologie. Selon Zima, Goldmann «continue avec persévérance la tradition hégélienne en supposant que toute grande oeuvre littéraire exprime une vision du monde et qu'elle peut être interprétée de manière univoque, autrement dit : qu'elle a un équivalent philosophique».
Pierre Zima, p. 176.
Ce qui intéresse Goldmann n'est donc pas la conscience collective réelle mais la conscience collective possible que peut structurer la vision du monde, qui est l'intermédiaire ou la médiation entre les structures sociales et les structures littéraires. L'homologie qu'il y a entre la société et la littérature ne passe pas par la conscience réelle mais par la conscience possible et par la vision du monde (psychologique); qui est à la fois compréhension et explication. Autrement dit, une oeuvre ne reflète pas l'idéologie consciente réelle d'une classe, elle en est la psychologie, c'est-à-dire rapport à cette idéologie.
Reproduire la conscience réelle collective (ou l'idéologie) est le propre des oeuvres moyennes, selon Goldmann, et non des «grandes oeuvres». Le caractère collectif de la création littéraire ne provient pas de la conscience collective réelle, mais «du fait que les structures de l'univers de l'oeuvre sont homologues aux structures mentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avec elles, alors que sur le plan des contenus, c'est-à-dire de la création d'univers imaginaires régis par ces structures, l'écrivain a une liberté totale». La vision du monde d'une grande oeuvre fait que la structure de celle-ci correspond le mieux possible à la structure de la conscience possible du groupe créateur, conscience qui «tend vers une vision globale de l'homme», vers la totalité selon Lukacs. C'est donc la vision du monde qui est la catégorie la plus importante de la sociologie de la littérature de Goldmann.
En sociologie du roman
Empruntant à Lukacs et à Girard, Goldmann affirme qu'il y a une homologie entre la structure romanesque classique et la structure de l'échange dans l'économie libérale et qu'il y a certains parallélismes entre leurs évolutions ultérieures. Il y a une relation entre la forme romanesque et la structure du milieu social à l'intérieur duquel elle s'est développée, entre le roman comme genre littéraire et la société individualiste moderne. La forme romanesque paraît être à Goldmann : «la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans la société individualiste née de la production pour le marché. Il existe une homologie rigoureuse entre la forme littéraire du roman [...] et la relation quotidienne des hommes avec les biens en général, et par extension des hommes avec les autres hommes, dans une société productrice pour le marché». Dans la production pour le marché, la valeur d'échange prime sur la valeur d'usage; ce qui fait que le rapport de la conscience des hommes aux biens est réifié, aliéné, soumis au fétichisme de la marchandise. Comme la société de marché, le roman évolue de la valeur d'usage à la valeur d'échange : il est l'histoire du passage de la première à la seconde.
Comme l'individualisme disparaît à cause de la transformation de la vie économique de la concurrence en monopole, «nous assistons à une transformation parallèle de la forme romanesque qui aboutit à la dissolution progressive et à la disparition du personnage individuel, du héros». Cette disparition a eu lieu en deux étapes :
1°) une étape transitoire, où la biographie de l'individu est remplacée par la biographie du groupe, dans les romans de Malraux;
2°) une deuxième période, qui va de Kafka au nouveau roman, où le héros n'est pas remplacé, où il y a absence du sujet.
Le roman (à héros problématique) n'exprime pas la conscience réelle ou possible de la bourgeoisie à l'histoire de laquelle il est lié; il la critique et s'y oppose, selon Goldmann.
Les romans de Malraux et le nouveau roman servent de champ d'application aux analyses goldmaniennes de la forme romanesque. Dans les romans de Malraux, Goldmann retrace l'évolution de la vision du monde des personnages, des héros problématiques, et il tente de faire le lien avec l'évolution de la société bourgeoise. Quant au nouveau roman, il serait l'expression de l'aliénation provoquée par l'évolution du mode de production capitaliste. Le nouveau roman serait donc encore du roman réaliste, car il représente la réification, ce «processus psychologique» qui fait qu'il y a «suppression de toute importance essentielle de l'individu et de la vie individuelle à l'intérieur des structures économiques et, à partir de là, dans l'ensemble de la vie sociale».
C'est pourquoi, dans le nouveau roman, il y a «disparition plus ou moins radicale du personnage et renforcement corrélatif non moins considérable de l'autonomie des objets»; après la dissolution du personnage apparaît «un univers autonome d'objets» dans les romans de Robbe-Grillet. Le nouveau roman est réaliste parce que «sa structure est analogue à la structure essentielle de la réalité sociale» au sein de laquelle il a été écrit : il correspond à la réification, au monde déshumanisé de la réification. Le roman réaliste est à la fois compréhension et explication de la totalité comme étant aliénée, réifiée par le capital; mais il est aussi promesse de désaliénation, de nouvelle totalisation, de libération par une nouvelle totalité : en ce sens, il est humaniste.
Lucien Goldmann. Pour une sociologie du roman.
Source : [url]http://www.ucs.mun.ca/~lemelin/THEORIE.htm#2)%20L'HISTOIRE%20LITTÉRAIRE[/url]
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