1991
Sujet de H. Godard (L'autre face de la littérature. Essai sur André Malraux et la littéraire) (Re)définition des termes :La forme est conçue par Jean Rousset comme un "principe actif et imprévu de révélation et d'apparition, [qui] déborde les règles et les artifices et ne saurait se réduire ni à un plan ou à un schéma, ni à un corps de procédés et de moyens". La forme est "saisissable là où se dessine un accord ou un rapport, une ligne de forces, une figure obsédante, une trame de présences ou d'échos, un réseau de convergences".
Paul Ricoeur, dans Temps et récit parle de "triple mimésis" : "la configuration textuelle fait médiation entre la préfiguration du champ pratique et sa refiguration par la réception de l'oeuvre".
Argumentation : A) Elucider la thèse et la confirmer :
1. - La réflexion de l'auteur part d'une expérience privilégiée de la lecture : la forte impression de cohérence, de "complexité ordonnée" selon Proust, qui s'impose à la découverte d'une oeuvre.
- J. Rousset dans Forme et signification insiste sur la difficulté éprouvée à "embrasser à la fois l'imagination et la morphologie".
- "Le mystère sacré de la structure" selon H. James trahit un univers mental.
Selon Rousset, dans La Princesse de Clèves, la relation entre fiction et histoire, entre la vie du coeur et la vie de cour, se déroule en "contrepoint et alternance" de l'extérieur (où le comportement de la princesse est inscrit dans une société conçue comme un cérémonial "magnifique et fallacieux) et de l'intérieur (la solitude favorisant la réflexion) : cette alternance scande le cheminement de la conscience vers la passion et constitue une révolution des techniques narratives.
- Dans La Route des Flandres de C. Simon, l'univers en décomposition issu de la défaite de 1940 se dit dans la débâcle du discours : phrase informe, usage violent du calembour (qui joue un rôle de disjoncteur, "acier virginal... vierge il y a longtemps qu'elle ne l'était plus"), sujet de l'énonciateur dispersé entre plusieurs narrateurs (Georges, Blum...) et incertitude temporelle : la mort réitérée de Reixach se superpose à celle du Conventionnel, son ancêtre. L'auteur réussit à rendre ce monde qui "se dépiaute" grâce à une "architexture sensorielle" qui désoriente le lecteur en lui offrant l'expérience d'une harmonie paradoxale.
C : Chaque oeuvre est donc un "système de formes qui n'existent pas telles quelles dans l'univers réel" : l'écrivain use des lois de la fiction pour constituer une vision singulière, "pour affirmer un règne qui obéit à ses lois et à ses lois propres" (Rousset) ; là, la force de la passion "déréalise" le code social, ici le désordre du monde est maîtrisé esthétiquement (d'où l'impression de victoire, selon Malraux).
2. Même quand l'art se donne explicitement pour fin de reproduire le réel, il ne le livre pas "tout cru" comme le dit Valéry, qui reproche au Flaubert de Madame Bovary et de Salammbô d'avoir fait croire que la littérature peut s'édifier sur des "documents historiques". Quand Balzac, dans l'avant-propos de la Comédie humaine (dont le titre constitue déjà un écho à La divine Comédie), entend devenir l'historien des moeurs de son temps, il reconnaît immédiatement sa dette envers W.Scott, tout en lui reprochant de n'avoir pas songé à relier ses compositions ("Je vis à la fois le système favorable à l'exécution de mon ouvrage et la possibilité de l'exécuter"). On peut déceler dans La Cousine Bette la médiation (partielle) du code mélodramatique pour décrire la société de la monarchie de Juillet : système actantiel manichéen, complot des méchants, valeurs familiales affirmées.
- Maupassant déclare que les réalistes sont des "illusionnistes de talent" : Zola avoue, dans une lettre à Henri Céard, faire "un saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte".
- Malraux souligne à propos de L'Imposture de Bernanos que l'exigence d'une scène ou d'un type de scène à faire (la crise) semble précéder et "préformer" l'invention du personnage de l'abbé Cénabre. Ces formes sont donc investies d'une manière neuve dans le champ littéraire, selon ce que Claudel nomme "un patron dynamique".
3. L'admiration apparaît comme le versant éthique du plaisir du texte. Malraux étendait ce principe à la peinture en soulignant combien les premiers tableaux de Rembrandt ressemblent à ceux de ses maîtres, Lastmann et Elsheimer. Les Liaisons dangereuses disent volontiers leur dette aux grands romans épistolaires qui les ont précédées, en particulier à La Nouvelle Héloïse : à la suite de son traité sur L'Education des femmes, conçu en marge de l'Emile, Laclos use (et Valmont abuse) des références à Rousseau jusqu'à faire du roman "une Héloïse inversée".
- On mesure également l'évolution du roman noir Annette et le Criminel, publié sous le pseudonyme d'Horace de Saint-Aubin, au Cousin Pons : il y a loin de la psychologie frénétique et du décor gothique du premier (écrit en 1824) à l'amitié des deux vieillards dépossédés du second.
C : Cette théorie de l'imitation féconde proche des classiques offre l'avantage de refuser la spontanéité créatrice qui se débarrasse des règles et des modèles, et ménage la possibilité d'une transformation singulière des formes adoptées au départ : l'imitation originelle doit être surmontée pour que l'oeuvre existe.
B) Mettre en perspective :
Pour H. Godard, l'imitation constitue un apprentissage et doit être dépassée : on ne peut dès lors lui reprocher de négliger la singularité de l'oeuvre.
1. - Dans un premier temps, on pouvait revenir sur l'hétérogénéité de l'oeuvre et du réel en examinant d'abord la définition du réel apportée par le texte. S'il est patent que l'oeuvre ne peut en rendre la "totalité", il n'est pas assuré que toutes les époques le perçoivent comme "informe".
- quand Valéry recense les "idolâtries littéraires", il met constamment en avant l'oubli de la "condition verbale" de la littérature. Les éléments qui composent la casquette de Charles Bovary obéissent à un choix et à une organisation qui ruinent toute possibilité de représentation : la description "aux frontières du récit" n'a d'autre fonction que de construire un sens : l'absence d'identité du personnage soulignée par le ridicule d'un objet composite.
- question de la capacité du langage à dire le réel. Robbe-Grillet, dans Le Miroir qui revient décrit un réel incohérent ("tout cela est du réel, c'est-à-dire du fragmentaire, du fuyant, de l'inutile, si accidentel même, et si particulier que tout instant y apparaît comme gratuit") qui correspond à la perte de maîtrise de l'homme sur le monde et à l'incapacité affirmée de dire le vrai sur soi : d'où un projet autobiographique fissuré par la doute.
- De même, la logorrhée du Lucky de Beckett ou la gageure d'Ionesco, épuisant les ressources de la mimologie pour explorer l'absurdité des conversations.
La notion même de réel est historique et engage l'épistémè d'une époque.
2. La création ne s'exerce que dans le domaine du langage. Valéry parle du "contre-imitation moderne". Cette lecture au second degré est étendue et n'exclut aucunement la singularité de la vision (exemple de "Bottom" dans les Illuminations).
- On envisagera quelques exemples d'hypertextualité (selon la terminologie adoptée dans Palimpsestes), que celle-ci soit ludique, agressive ou sérieuse. La transposition, avec l'Antigone d'Anouilh, le pastiche avec L'affaire Lemoine de Proust ou la "forgerie" (suite de La Vie de Marianne par Madame Riccoboni). On peut, au-delà des travaux de Genette, considérer que la création littéraire se fonde sur une intertextualité généralisée : selon Julia Kristeva, "tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte" (Recherches pour une sémanalyse).
3. H. Godard met l'accent sur l'importance des textes antérieurs. Mais elle ne permet pas de caractériser clairement le rapport du créateur à son oeuvre dans le phénomène global de la création.
- On est souvent frappé par l'existence d'images, de thèmes reparaissants. Camus, dans L'Envers et l'Endroit, écrit : "une oeuvre d'homme n'est rien d'autre que ce long cheminement pour retrouver par les détours de l'art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le coeur, un première fois, s'est ouvert."
- Jean Sainteuil de Proust : selon J. Rousset, dès ce moment l'écrivain se montre en possession de sa réponse personnelle au problème de la création (puisque l'art est autonome, comment passer de la vie à l'art? par un acte de mémoire, "n'écrire que quand un passé ressuscitait soudain dans une odeur, dans une vue...").
- Mais la composition manque encore. Il faudra l'apprentissage pour que cette vision devienne singulière. De la Première Education Sentimentale, alourdie par son narrateur, à Madame Bovary, Flaubert conquiert son mode de narration en "lâchant les joints" pour "faire dévaler les paragraphes les uns sur les autres" ; ainsi le regard de la protagoniste se propage de personnage en personnage, d lieux en lieux, puis se prolonge et s'achève dans le regard du narrateur su elle. D'où l'imprécision du statut de l'énonciation qui déforme le point de vue. Pour Rousset, "l'expérience la plus intense, la plus originale, tout indispensable qu'elle est ne suffit pas à bâtir une oeuvre". Au fur et à mesure que l'oeuvre s'écrit, la "vision" d'un auteur s'ébauche, sur le langage autant que sur ses "données métaphysiques intérieures" dirait Malraux.
- L'individu s'enracine dans une expérience du réel et découpe celui-ci selon les fantasmes, l'idéologie, etc... On ne peut réduire la création à une simple dynamique liée à l'imitation et à la transformation. Mais cette imitation est nécessaire, et l'on revient aux considérations de Barthes sur le style, "compromis entre une liberté et un souvenir" : ce compromis, par le travail, se conquiert sur le stéréotype, l'inconscient et l'idéologie.